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La Carifiesta rejetée par la Ville de Montréal : c’est une insulte aux Noirs


Cela fait plus de quatre décennies que la Carifiesta fait vibrer les Montréalais au son de la musique caraïbéenne et fait rayonner le centre-ville de façon remarquable, où joie, danse et déguisements sont également de la partie. Or, cette année, pour une modique somme de trente mille dollars, la Ville de Montréal rejette du revers de la main l’idée de la tenue de ce défilé riche en couleurs.

Bien que certains membres de la communauté caraïbéenne aient abordé le sujet au cours de la fin de semaine, la nouvelle concernant l’annulation de la Carifiesta (carnaval des Antilles) a été confirmée lundi par la majorité des quotidiens montréalais.

L’hypocrisie « george-floydienne »

Dans une lettre envoyée à l’Association des festivités culturelles des Caraïbes, le service de la culture municipal a fait comprendre à la communauté noire que d’autres coutumes et traditions sont plus importantes que les siennes.

« Compte tenu de la qualité des demandes reçues, le comité d’évaluation a dû faire des choix et sélectionner les projets qui concordent le plus étroitement avec les objectifs du programme. Malheureusement, votre projet n’a pas été retenu par le comité », a-t-il été indiqué dans la missive du comité de Programme de soutien aux festivals et aux événements culturels (PSFEC).

Il s’agit là d’un cas de « business as usual », comme dirait l’autre, car, selon la Ville de Montréal, le défilé de la Carifiesta n’est pas viable.

Cet argument est inacceptable, et c’est une grave erreur de la Ville, qui s’est libérée de l’hypocrisie « george-floydienne », et qui joue avec les sentiments de la communauté noire, année après année.

En effet, la fugacité de l’effet George Floyd dans le panorama des exécutifs municipaux constitue un bel exemple des incohérences et des paradoxes des politiques : on se pète les bretelles de compter dans ses rangs des élus noirs, mais on ne reconnaît pas leurs coutumes et leurs traditions.

Chère Madame la Mairesse, chers membres du comité PSFEC, chères Gens du Pays, la Carifiesta, affectueusement appelée « Jump Up » en raison de l’euphorie qu’elle procure aux festivaliers, est importante à la communauté noire autant que le défilé de la Saint-Patrick peut l’être aux Irlandais.

Les souvenirs de la Carifiesta

Les Caraïbéens ont tous un souvenir de la Carifête qui leur rappelle une histoire très personnelle. Si on abordait la question avec Dominique Olivier, originaire d’Haïti, et présidente du Comité exécutif de Montréal, je suis certain qu’elle aurait beaucoup à raconter sur ce défilé annuel.

De ce fait, oblitérer ce rassemblement annuel, c’est également effacer les souvenirs de Mme Olivier, de Frantz Benjamin, de Josué Corvil, de Yolande James et de tous les autres membres de la communauté noire qui ont fait briller les couleurs du fleurdelisé dans le monde, comme Dany Laferrière, Bruny Surin, Jean Pascal et Otis Grant.

Personnellement, la Carifiesta a joué un rôle clé dans l’affirmation de mon identité : quand je suis arrivé au Québec de la fin des années 1970, qui avait à sa disposition un réservoir rempli de préjugés, de croyances xénophobes et racistes, c’est le « Jump Up » qui m’a souhaité la bienvenue.

En fait, ce n’est pas compliqué, c’est le rendez-vous annuel que se donnaient les proches et les amis séparés par les aléas de la migration. Au début des années 1980, le défilé caraïbéen de Montréal éclipsait celui de Toronto, et les gens de la Ville-Reine même, d’Ottawa, de New York et de Boston envahissaient la métropole pour prendre part à cette célébration culturelle qui date depuis l’époque esclavagiste.

Ma Carifiesta la plus mémorable demeurera celle de 1986, lorsque j’ai eu l’âge d’y aller sans mes parents, avec mes amis. Cette année-là, la belle Carifiesta s’est reposée au pied de la Place Ville Marie, et les chansons soca « Felling Hot Hot Hot » et « Gisela », respectivement d’Arrow et de The Mighty Gabby, ont « mash up di road » (ont énergisé la parade), comme diraient les Trinidadiens.

La Carifête et la nouvelle génération

À la rédaction de cet article, l’ado de ma copine, Noah, qui était à son troisième défilé du Jump Up l’an dernier, s’est approché de moi et m’a montré son téléphone intelligent dans lequel on pouvait lire « Carifiesta Cancelled » (Carifête annulée). « Est-ce vrai ? », m’a-t-il demandé avec inquiétude. Euh… oui, mais…

Mais quoi ?

Comment expliquer à une jeune fille noire ou à un jeune garçon noir que, pour une poignée de dollars, une partie d’elle ou de lui disparaîtra ? Qu’une tradition culturelle, qui a forgé l’identité de sa communauté, de ses parents et de ses grands-parents, a été mise de côté par les dirigeants de sa ville natale.

En toute honnêteté, j’aurais ben de la misère à annoncer à un jeune Tremblay qu’il ne lui serait plus possible de fredonner les airs de « Gens du Pays », au parc Maisonneuve ou au Quartier des spectacles, au soir du 24 juin.

Bref, la tristesse était palpable dans les yeux de Noah, et je parvenais difficilement à cacher mon impuissance devant cette situation qui nous a pris à contre-pied.

Il y a de ces nouvelles qui donnent froid dans le dos, et l’annulation de la Carifête en est une.

Ce n’est pas tant la disparition de la musique et de la danse de la Carifiesta qui devraient préoccuper les membres de la communauté noire, mais davantage la place qu’ils occupent dans la société qu’ils chérissent depuis plus de 70 ans.

Disons-le sans ambages : si c’était le défilé de la Saint-Patrick qui se trouvait en difficulté financière, il ne serait pas ridiculisé par ce turlututu politique.

De nombreux festivals ont connu et continuent de connaître des problèmes financiers dans le silence le plus total. Le dos de la communauté noire de Montréal est large et dur comme un « punching bag », encaissant les coups les plus vicieux de la société.

Aux dernières nouvelles, l’idée d’un GoFoundMe a été avancée pour secourir la Carifiesta. À mon avis, cette solution hâtive me paraît salutaire, mais elle peut aussi nous entraîner vers un terrain glissant, où on prendra l’habitude de s’autofinancer pour des événements culturels, alors que l’on paie des taxes à la Ville pour ce genre de projet.

La communauté noire fait partie de la société québécoise ou ne le fait pas.

Enfin, il ne fait aucun doute que la Carifiesta n’est plus ce qu’elle a déjà été, qu’elle a mal vieilli. Cependant, pour Noah et pour les autres jeunes de la communauté noire qui sont à la recherche de leurs racines, gardons cette tradition historique.


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Auteur

Gagnant du prix Rédacteur (rice) d’opinion aux Prix Médias Dynastie 2022, Walter Innocent Jr. utilise sa plume pour prendre position, dénoncer et informer. Depuis 2017, il propose aux lecteurs du magazine Selon Walter une analyse critique de l'actualité.

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